Notre démesure nous fait transgresser les limites de la vie sur Terre. Quid d’un nouveau regard sur le monde ?

La pensée économico-philosophique dominante et le système de valeurs qui lui correspond pilotent tout le fonctionnement de notre société. Le recours à une approche philosophique pourrait-il aider dans l’adhésion au nécessaire changement de paradigme ? Voici une piste parmi d’autres : aborder l’opposition entre l’illimitisme (la démesure qui nous fait transgresser les limites de la vie sur Terre) à la nécessaire tempérance (modération, autolimitation pour éviter « l’omnicide ») évoquée entre autres par Bruno Colmant (IN : Une brûlante inquiétude) et Cédric Chevalier (IN : Terre en vue. Plaidoyer pour un pacte social-écologique,  Préface d’Esmeralda de Belgique, Ed. Luc Pire, 2021) dont voici un extrait.

L’autolimitation après la démesure. « C’est notre démesure qui nous fait transgresser les limites de la vie sur Terre et c’est donc la mesure qui nous permettra d’instituer l’autolimitation. »

« La Démesure est l’incapacité à trouver la juste mesure entre les limites et leur transgression. Au niveau de l’humanité, elle est le signe de notre incapacité à nous doter des institutions nécessaires pour instaurer collectivement cette mesure, autrement dit, notre incapacité à nous autolimiter. Comme absence de mesure, la Démesure signifie autant l’excès que le manque par rapport à ce qui est adéquat. D’un côté, nous sommes trop orgueilleux, en pensant pouvoir franchir des limites [naturelles] infranchissables, et, d’un autre côté, nous sommes trop humbles, en refusant de dépasser certaines frontières [politiques] purement humaines. Et, pendant ce temps, nous transgressons des frontières à ne pas franchir. In fine, l’Urgence existentielle qui menace l’espèce humaine ne sera résolue ni par la science, ni par la technologie, ni par l’économie, ni par la politique, ni par des institutions nouvelles, qui ne sont que des moyens aux services de fins. Sans conception adéquate de la juste mesure, tous ces outils échoueront à nous faire changer de trajectoire. Le lieu fondamental de la crise se situe en réalité au niveau métaphysique (notre vision du monde) et éthique (ce qu’il faut faire moralement). Si la métaphysique est le domaine de la philosophie qui étudie la manière dont nous concevons le monde, alors nous devons réintégrer dans notre métaphysique une dialogique de la Limite et de sa transgression, c’est-à-dire devenir capables de distinguer les limites infranchissables des frontières franchissables. Si l’éthique est le domaine de la philosophie qui préconise ce que nous pouvons et devons faire moralement en tenant compte des contraintes du réel, alors nous devons réintégrer dans notre éthique le sens de la mesure, c’est-à-dire la capacité à distinguer, parmi les frontières franchissables (identifiées par cette nouvelle métaphysique), celles à ne pas transgresser et celles à dépasser. »

Institutionnaliser la mesure. Dans un monde fini, notre bonheur, notre joie d’exister ne dépendent pas d’une augmentation illimitée des quantités (…) mais de l’expérience vécue.

« Plusieurs millénaires de sagesse et de découvertes scientifiques accumulées indiquent que l’expérience subjective de vie n’est pas corrélée de manière mécanique à l’obtention d’un plus quantitatif, bien au contraire. Nous ne sommes pas plus heureux en consommant plus, en roulant plus vite, en voyageant plus loin, en ayant plus de partenaires sexuels, en mangeant plus, en ayant des maisons plus grandes, etc. Philosophies et sciences concordent pour indiquer la rapide saturation des besoins humains de base au-dessus d’un certain seuil et le fait que le bonheur se trouve davantage dans un perfectionnement qualitatif, en termes d’intensité d’existence. À l’appui de ce raisonnement, nous pouvons citer notamment le concept de flow, comme une expérience subjective d’épisodes de vie, jugée optimale par ceux qui la connaissent, et qui ne dépend pas du tout de la croissance quantitative. En psychologie positive, le flow – mot anglais qui se traduit par flux –, ou la zone, est un état mental atteint par une personne lorsqu’elle est complètement plongée dans une activité et qu’elle se trouve dans un état maximal de concentration, de plein engagement et de satisfaction dans son accomplissement. Fondamentalement, le flow se caractérise par l’absorption totale d’une personne par son occupation. Selon Mihály Csíkszentmihályi, le psychologue qui a inventé ce concept, le flow est un état totalement centré sur la motivation. C’est une immersion totale, qui représente peut-être l’expérience suprême, employant les émotions au service de la performance et de l’apprentissage. Dans le flow, les émotions ne sont pas seulement contenues et canalisées, mais en pleine coordination avec la tâche s’accomplissant. Le trait distinctif du flow est un sentiment de joie spontané, voire d’extase pendant une activité. Les travaux de Csíkszentmihályi suggèrent que l’augmentation du temps passé dans le flux rend notre vie plus heureuse et plus réussie. Ces travaux scientifiques rejoignent les grands enseignements des sagesses, philosophies et religions : le flow ne dépend pas de la richesse, mais de l’expérience vécue (…). Dans un monde fini, bordé de limites planétaires, notre bonheur, notre joie d’exister ne dépendent aucunement d’une augmentation illimitée des quantités (…).

Réduire et ralentir le métabolisme économique mondialisé pour sortir de la démesure.

Une manière de sortir de la Démesure est donc immédiate : il s’agit de réduire et de ralentir le métabolisme économique mondialisé (…). Ralentir, c’est réduire l’empreinte écologie et mieux vivre. C’est le sens d’ailleurs du « buen vivir », de la « dolce vita », du « slow food », ce dernier ayant essaimé en « slow sex », « slow research », « slow travel », de la « slow life » en somme. Les personnes en vacances ou à la retraite ralentissent souvent le rythme de leur existence : en marchant plus, en faisant du vélo, la sieste, en prenant le temps de cuisiner et de déguster un bon repas, en discutant avec des amis, en dansant avec leur conjoint, en jouant avec leurs enfants et petits-enfants, en écoutant de la musique, etc. Ce ralentissement et cette simplification de l’existence sont souvent parmi les meilleures expériences de la vie. Au contraire, l’hyperactivité peut exciter un temps, mais conduit au dépassement de nos limites corporelles et mentales, au surmenage, à l’épuisement, et à une expérience de vie malheureuse. La vie speedée conduit au burn out et à l’insatisfaction. Ceux qui poursuivent des objectifs quantitatifs en croissance illimitée sont souvent des monstres de frustration et de déconvenue. Certains économistes évoquèrent d’ailleurs, dans les années 1970, cette « économie sans joie » dans laquelle baignaient des individus frustrés, drogués à la consommation matérialiste. Tandis que d’autres développèrent le fameux slogan du « less is more », ou vivre mieux avec moins. Il y a donc un bon sens partagé et une base scientifique et philosophique objective pour aller vers une société de la lenteur, de la suffisance, de l’intensité, de la qualité de vie, en sortant de notre société de la vitesse, de l’insatiété, de la dispersion, de la quantité de choses. Combien d’êtres humains vivent aujourd’hui dignement, en paix, et mènent une existence heureuse ? Trop peu. Dès lors, le potentiel d’amélioration du bonheur humain est, aujourd’hui, virtuellement illimité ! »

La Métamorphose : répondre à l’Illimitisme par l’autolimitation pour empêcher l’Omnicide.

L’idée de métamorphose émerge dès le début de la révolution industrielle, « avec pour objectifs de réguler, de limiter et d’inverser l’élan d’expansion illimitée, pour empêcher l’Omnicide. Pour le philosophe Edgar Morin, pour éviter les scénarios du pire, l’humanité doit se métamorphoser (…). Pour éviter que l’aventure humaine ne s’arrête, il s’agit de répondre à l’Illimitisme par l’autolimitation (…).  
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